Situation de violence généralisée à Benghazi reconnue

Motif de la demande : Menaces graves dues au conflit armé interne en Libye

COUR NATIONALE DU DROIT D’ASILE



N°14017393


M. A.


M. Rocca

Président de formation de jugement


RÉPUBLIQUE FRANÇAISE


AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS


(Division 08)

Audience du 3 novembre 2014

Lecture du 2 février 2015



Vu le recours, enregistré sous le n°14017393 (n°879604), le 10 juin 2014 au secrétariat de la Cour nationale du droit d’asile, présenté par M. A., élisant domicile à (…) ;

M. A. demande à la Cour d’annuler la décision en date du 11 avril 2014 par laquelle le directeur général de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) a rejeté sa demande d’asile, et de lui reconnaître la qualité de réfugié ou, à défaut, de lui accorder le bénéfice de la protection subsidiaire ;


De nationalité libyenne, il soutient qu’il est originaire d’Ajdabiya dans le district d’Al Wahat à cent soixante kilomètres de Benghazi ; que le 1er mai 2012, sa localité a été prise pour cible par des révolutionnaires ; qu’il a été arrêté à son domicile par des rebelles en raison de son appartenance à la tribu tawargha, soupçonnée d’avoir collaboré avec les forces du colonel Mouammar Kadhafi ; qu’il a été détenu à la prison de Tripoli durant huit mois durant lesquels il a été maltraité ; qu’en raison de la détérioration de son état de santé, il a été transféré à l'hôpital en janvier 2013 d’où il a réussi à s’échapper ; qu’il s’est ensuite réfugié à Djofra, non loin de Sbaâ où il est resté quatre mois avant de quitter son pays ;


Vu la décision attaquée ;

Vu, enregistré le 18 juin 2014, le dossier de demande d'asile, communiqué par le directeur général de l'OFPRA ;


Vu la décision du bureau d’aide juridictionnelle en date du 20 juin 2014 accordant à M. A. le bénéfice de l’aide juridictionnelle totale ;


Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;


Vu la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés et le protocole signé à New York le 31 janvier 1967 relatif au statut des réfugiés ;

Vu la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique et le décret n° 91-1266 du 19 décembre 1991 ;

Vu le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile et notamment son livre

VII ;


Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;


Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 3 novembre 2014 :


  • le rapport de Mme Brache, rapporteur ;

  • les explications de M. A., assisté de M. Abdallah Mohamed, interprète assermenté ;

  • et les observations de Me Legros, conseil du requérant ;


Considérant qu'aux termes des stipulations du paragraphe A, 2° de l'article 1er de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole signé à New York le 31 janvier 1967, doit être considérée comme réfugiée toute personne qui « craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays » ;


Considérant qu’aux termes de l’article L. 712-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, « sous réserve des dispositions de l’article L. 712-2, le bénéfice de la protection subsidiaire est accordé à toute personne qui ne remplit pas les conditions d'octroi du statut de réfugié énoncées à l'alinéa précédent et qui établit qu'elle est exposée dans son pays à l'une des menaces graves suivantes : a) la peine de mort ; b) la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants ; c) s'agissant d'un civil, une menace grave, directe et individuelle contre sa vie ou sa personne en raison d'une violence généralisée résultant d'une situation de conflit armé interne ou international » ;


Considérant que, pour demander la reconnaissance de la qualité de réfugié ou, à défaut, le bénéfice de la protection subsidiaire, M. A., de nationalité libyenne soutient qu’il est originaire d’Ajdabiya dans le district d’Al Wahat à cent soixante kilomètres de Benghazi ; que le 1er mai 2012, sa localité a été prise pour cible par des révolutionnaires ; qu’il a été arrêté à son domicile par des rebelles en raison de son appartenance à la tribu tawargha, soupçonnée d’avoir collaboré avec les forces du colonel Mouammar Kadhafi ; qu’il a été détenu à la prison de Tripoli durant huit mois durant lesquels il a été maltraité ; qu’en raison de la détérioration de son état de santé, il a été transféré à l'hôpital en janvier 2013 d’où il a réussi à prendre la fuite ; qu’il éprouve des craintes vis-à-vis des révolutionnaires qui l’ont arrêté ;


Considérant que les déclarations successives faites par M. A. devant l’OFPRA et devant la Cour sont demeurées confuses et par endroit contradictoires en ce qui concerne son ethnie d’origine ; qu’il n’a pas apporté d’explications détaillées et précises quant aux circonstances dans lesquelles il aurait été arrêté le 1er mai 2012 par des révolutionnaires à Ajdabiya ; qu’il a livré un récit vague et peu crédible tant sur ses conditions de détention à la prison de Tripoli que sur les conditions dans lesquelles il aurait pu prendre la fuite de l’hôpital en janvier 2013 ; que les conditions de son départ de Libye quelques mois après ces faits, ont été rapportées en des termes peu personnalisés ; qu’en particulier, le certificat médical produit et daté du 16 septembre 2014 ne

peut être regardé comme établissant un lien direct entre les constatations faites lors de l’examen médical du requérant et les sévices dont celui-ci déclare avoir été victime ; qu’ainsi, les faits relatés n’étant pas établis, les craintes exprimées par le requérant d’être exposé, en cas de retour dans son pays, à des persécutions au sens des stipulations de l’article 1er A 2 suscité de la convention de Genève ou à une menace grave au sens des dispositions des a) et b) de l’article L. 712-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ne sont pas fondées ;

Considérant, toutefois, que le bien-fondé de la demande de M. A. doit également être apprécié au regard de la situation prévalant actuellement en Libye et, en particulier, dans la région de Benghazi, dont il est originaire ;


Considérant que conformément à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE GC 17 février 2009 Elgafaji C-465/07), la protection subsidiaire est accordée en application des dispositions du c) de l’article L. 712-1 du code précité à un demandeur sans qu’il soit besoin que ce dernier rapporte la preuve qu’il serait visé spécifiquement en cas de retour dans son pays ou sa région d’origine dès lors que le degré de violence aveugle caractérisant le conflit armé atteint un niveau si élevé qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’un civil courrait du seul fait de sa présence sur le territoire concerné un risque réel de subir une menace grave ; qu’en revanche, il appartient au demandeur de démontrer qu’il serait exposé à une menace directe et individuelle contre sa vie, dans le contexte d’insécurité prévalant dans sa région d’origine, en raison d’éléments qui lui sont propres lorsque la situation de violence bien que préoccupante n’atteint pas un tel degré de gravité ; que par ailleurs, la notion de conflit armé interne, telle qu’elle a été précisée par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE 30 janvier 2014 Aboubacar Diakité C- 285/12), vise une situation dans laquelle les forces régulières d’un État affrontent un ou plusieurs groupes armés ou dans laquelle deux ou plusieurs groupes armés s’affrontent sans qu’il soit nécessaire que ce conflit puisse être qualifié de conflit armé ne présentant pas un caractère international au sens du droit international humanitaire et sans que l’intensité des affrontements armés, le niveau d’organisation des forces armées en présence ou la durée du conflit fasse l’objet d’une appréciation distincte de celle du degré de violence régnant sur le territoire concerné ;


Considérant que les sources d’information géopolitique pertinentes et, notamment, la résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies n° 2174 du 27 août 2014 font état d’une aggravation de la violence en Libye, en particulier autour de Tripoli et de Benghazi avec des combats en cours menés par les Forces armées libyennes et des groupes armés et une incitation à la violence ; que selon le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies et Chef de la Mission d’appui des Nations Unies en Libye (MANUL), créée par la résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies n° 2009 du 16 septembre 2011, qui s'est exprimé à l'occasion du vote de la résolution d’août 2014, « les affrontements armés, qui sont à la fois la cause et la conséquence des profondes divisions qui existent entre les diverses factions politiques libyennes, connaissent une gravité sans précédent, et sont évidemment très inquiétants. (…) les combats, attisés par des frappes aériennes, se sont poursuivis quasiment sans interruption à Tripoli, à Benghazi et d’autres régions du pays » ; que le rapport du Secrétaire général des Nations Unies sur la MANUL du 5 septembre 2014 a dénoncé l’utilisation par toutes les parties d’armes lourdes dans des zones fortement peuplées qui a entraîné des déplacements de population sans précédent, les civils cherchant à fuir les combats et précisé que dans l’est du pays, « les bombardements aveugles ont fait des morts et des blessés parmi les civils, y compris les enfants » ; qu’un communiqué de Human Rights Watch (HWR) du 4 décembre 2014, demande aux Etats de suspendre toutes expulsions vers la Libye dès lors que « les conflits armés et l'anarchie en Libye donnent lieu à une violence aveugle et à des violations généralisées des droits de l'homme » ; qu’enfin, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) dans sa récente position sur les retours vers la Libye publiée le 12

novembre 2014, décrit la détérioration de la situation au cours de l’année 2014, appelle tous les pays à permettre l’accès à leurs territoires pour tous les civils fuyant la Libye et demande aux États de suspendre les retours forcés de ressortissants ou résidents habituels de la Libye, y compris ceux qui ont eu leur demande d'asile rejetée, jusqu'à ce que la situation sécuritaire et les droits humains se soient considérablement améliorés pour permettre un retour sûr et digne ; qu’il résulte de ce qui précède que la situation dans l’est de la Libye et, en particulier, à Benghazi, d’où est originaire le requérant, doit être regardée comme une situation de violence généralisée de haute intensité résultant d’un conflit armé interne opposant les forces armées libyennes et des groupes armés tels que Ansar al-Sharia ; que dans ces circonstances, il existe des motifs sérieux et avérés de croire que le requérant, dans le cas d’un retour dans sa région d’origine, courrait, du seul fait de sa présence sur le territoire de cette dernière, un risque réel de subir une menace grave au sens et pour l’application du c) de l’article L. 712-1 précité du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ; que, dès lors, M. A. est fondé à demander le bénéfice de la protection subsidiaire ;


D E C I D E :


Article 1er : La décision du directeur général de l’OFPRA en date du 11 avril 2014 est annulée. Article 2 : Le bénéfice de la protection subsidiaire est accordé à M. A..

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.


Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. A. et au directeur général de l’OFPRA.


Délibéré après l'audience du 3 novembre 2014 où siégeaient :


  • M. Rocca, président de formation de jugement ;

  • M. Zoulikian, personnalité nommée par le vice-président du Conseil d’Etat ;

  • Mme Chiossone, personnalité nommée par le haut commissaire des Nations Unies pour les réfugiés ;


Lu en audience publique le 2 février 2015


Le président :


P. Rocca

Le chef de service :


A. Le Bourhis

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pe pourvoir à l’exécution de la présente décision.

Si vous estimez devoir vous pourvoir en cassation contre cette décision, votre pourvoi devra être présenté par le ministère d’un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de Cassation dans un délai de deux mois, devant le Conseil d'Etat. Le délai ci-dessus mentionné est augmenté d'un mois, pour les personnes qui demeurent en Guadeloupe, en Guyane, à la Martinique, à La Réunion, à Saint- Barthélemy, à Saint-Martin, à Mayotte, à Saint-Pierre-et-Miquelon, en Polynésie française, dans les îles Wallis et Futuna, en Nouvelle-Calédonie et dans les Terres australes et antarctiques françaises et de deux mois pour les personnes qui demeurent à l'étranger.

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