Persécutions liées au refus d’un mariage précoce imposé
Mlle A., qui se déclare de nationalité tchadienne, née le 1er avril 2001, soutient qu’elle craint d’être exposée à des persécutions, en cas de retour dans son pays d’origine, du fait de sa famille paternelle, en raison de son refus de se soumettre à un mariage forcé précoce ;
COUR NATIONALE DU DROIT D’ASILE N° 17034030 Mlle A. M. Samson Président Audience du 12 janvier 2018 Lecture du 2 février 2018 | RÉPUBLIQUE FRANÇAISE AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS La Cour nationale du droit d’asile (2ème section, 2ème chambre) |
C
095-03-01-02-03-05
Vu la procédure suivante :
Par un recours et un mémoire enregistrés le 30 août 2017 et le 5 janvier 2018, Mme M. représentée par Me El Amine et agissant en sa qualité de représentante légale de sa fille mineure Mlle A., demande à la cour d’annuler la décision du 28 juin 2017 par laquelle le directeur général de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) a rejeté la demande d’asile présentée pour sa fille mineure et de reconnaître la qualité de réfugiée à cette dernière ou, à défaut, de lui accorder le bénéfice de la protection subsidiaire ;
Mlle A., qui se déclare de nationalité tchadienne, née le 1er avril 2001, soutient qu’elle craint d’être exposée à des persécutions, en cas de retour dans son pays d’origine, du fait de sa famille paternelle, en raison de son refus de se soumettre à un mariage forcé précoce ;
Vu :
la décision attaquée ;
la décision du bureau d’aide juridictionnelle du 02 août 2017 accordant à Mlle A. le bénéfice de l’aide juridictionnelle ;
les autres pièces du dossier.
Vu :
la convention de Genève du 28 juillet 1951 et le protocole signé à New York le 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés ;
la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 ;
le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ;
la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.
Ont été entendus au cours de l'audience du 12 janvier 2018, qui, à la demande de la requérante, s’est tenue à huis clos :
le rapport de Mme Poulain, rapporteur ;
les explications de Mlle A. entendue en arabe et en français, assistée de
M. Mahamat Ibrahim, interprète assermenté ;
et les observations de Me El Amine ;
Considérant qu’aux termes des stipulations de l’article 1er, A, 2 de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole signé à New York le 31 janvier 1967, doit être considérée comme réfugiée toute personne qui « craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ». ; qu’il ressort des dispositions des alinéas 1 et 2 de l’article L. 711-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile que « Les actes de persécution et les motifs de persécution, au sens de la section A de l'article 1er de la convention de Genève, du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés, sont appréciés dans les conditions prévues aux paragraphes 1 et 2 de l'article 9 et au paragraphe 1 de l'article 10 de la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 2011 […]. S'agissant des motifs de persécution, les aspects liés au genre et à l'orientation sexuelle sont dûment pris en considération aux fins de la reconnaissance de l'appartenance à un certain groupe social ou de l'identification d'une caractéristique d'un tel groupe. » ; qu’aux termes de l’article 10 §1 d) de cette même directive, « un groupe est considéré comme un certain groupe social lorsque, en particulier : ses membres partagent une caractéristique innée ou une histoire commune qui ne peut être modifiée, ou encore une caractéristique ou une croyance à ce point essentielle pour l’identité ou la conscience qu’il ne devrait pas être exigé d’une personne qu’elle y renonce, et ce groupe a son identité propre dans le pays en question parce qu’il est perçu comme étant différent par la société environnante.[…] Il convient de prendre dûment en considération les aspects liés au genre, y compris l’identité de genre, aux fins de la reconnaissance de l’appartenance à un certain groupe social ou de l’identification d’une caractéristique d’un tel groupe. » ;
Considérant qu’aux termes de l’article L. 712-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : « Le bénéfice de la protection subsidiaire est accordé à toute personne qui ne remplit pas les conditions pour se voir reconnaître la qualité de réfugié et pour laquelle il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu'elle courrait dans son pays un risque réel de subir l'une des atteintes graves suivantes : […] b) la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants » ;
Considérant qu’aux termes des dispositions de l’article L. 713-2 du même code :
« Les persécutions ou menaces de persécutions prises en compte dans la reconnaissance de la qualité de réfugié et les atteintes graves ou menaces d’atteintes graves pouvant donner lieu au bénéfice de la protection subsidiaire peuvent être le fait des autorités de l'État, de partis ou d'organisations qui contrôlent l'État ou une partie substantielle du territoire de l'État, ou d'acteurs non étatiques dans les cas où les autorités définies à l'alinéa suivant refusent ou ne sont pas en mesure d'offrir une protection. / Les autorités susceptibles d'offrir une protection peuvent être les autorités de l'État ou des partis ou organisations, y compris des organisations internationales, qui contrôlent l'État ou une partie importante du territoire de
celui-ci. Cette protection doit être effective et non temporaire. / Une telle protection est en principe assurée lorsque les autorités mentionnées au deuxième alinéa prennent des mesures appropriées pour empêcher les persécutions ou les atteintes graves, en particulier lorsqu'elles disposent d'un système judiciaire effectif permettant de déceler, de poursuivre et de sanctionner les actes constituant de telles persécutions ou de telles atteintes, et lorsque le demandeur a accès à cette protection.» ;
Considérant que les femmes qui entendent se soustraire à un mariage imposé, c’est-à-dire conclu sans leur libre et plein consentement, dont l’attitude est regardée par tout ou partie de la société de leur pays d’origine comme transgressive à l’égard des coutumes et lois en vigueur, et qui sont susceptibles d’être exposées de ce fait à des persécutions contre lesquelles les autorités refusent ou ne sont pas en mesure de les protéger, doivent être regardées comme appartenant à un groupe social au sens des stipulations de l’article 1ère A, 2° de la convention de Genève ; que lorsque ces conditions ne sont pas réunies et notamment lorsque leur comportement n’est pas perçu comme transgressif de l’ordre social, ces femmes n’en demeurent pas moins susceptibles d’être exposées à des traitements inhumains et dégradants au sens des dispositions de l’article L. 712-1 b) du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ;
Considérant que Mlle A., de nationalité tchadienne, née le 1er avril 2001 au Tchad, soutient qu’elle craint d’être exposée à des persécutions, en cas de retour dans son pays d’origine, du fait de sa famille paternelle, en raison de son refus de se soumettre à un mariage forcé ; qu’elle fait valoir qu’à l’âge de trois ans, sa grand-mère paternelle, pour laquelle elle a travaillé, l’a soustraite à sa mère ; que celle-ci a fait procéder à son excision lorsqu’elle a eu huit ans, sans le consentement de ses parents ; qu’elle n’a revu sa mère qu’à la suite du décès de son père, en 2013 ; qu’alors qu’elle assistait aux funérailles, un riche voisin a demandé sa main à son oncle paternel qui y a consenti ; qu’elle s’est opposée à ce projet de mariage, n’étant âgée que de douze ans ; que sa mère l’a soutenue dans ce refus, sans parvenir à faire changer d’avis ni son oncle ni sa grand-mère, lesquels, ayant déjà récupéré la dot, avaient fixé la date du mariage ; que craignant pour sa sécurité et avec l’aide de ses tantes maternelles, elle a quitté le Tchad en compagnie de sa mère et de ses deux sœurs cadettes ;
Considérant que les pièces du dossier ainsi que les déclarations circonstanciées et convaincantes faites à huis clos par Mlle A. ont permis d’établir la réalité de son parcours, les mauvais traitements qu’elle a subis et l’environnement traditionnaliste dans lequel elle a vécu depuis son plus jeune âge ; que c’est en des termes pertinents et congrus qu’elle est revenue sur la façon dont son oncle avait accepté la demande en mariage qui la concernait ; que ce dernier a été soutenu dans cette intention par sa grand-mère paternelle, principale responsable de son excision ; que nonobstant son refus de se soumettre à une telle union, menaçant même d’attenter à sa vie, ce projet de mariage a été maintenu ; qu’elle a indiqué à la formation de jugement que le mariage de fillettes dans le voisinage lui a été donné en exemple afin de se conformer à cette obligation ; que son oncle, lui répétant qu’il ne lui laissait pas le choix, a exercé à son encontre des menaces et des pressions psychologiques, lesquelles, au vu de son jeune âge, peuvent être assimilées à des persécutions ; qu’en outre, sa mère qui elle-même avait été donnée en mariage alors qu’elle n’avait que quatorze ans, a vainement tenté de s’opposer à ce projet matrimonial ; que l’intéressée a su livrer à la Cour des éléments portant sur l’identité de son futur époux, lequel âgé d’une cinquantaine d’années avait déjà trois épouses ; qu’elle a décrit en des termes personnalisés l’organisation de sa fuite, de nuit, par sa mère ; qu’il a été relevé dans une enquête du Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF) publiée en 2010 et intitulée « Enquête par grappes à indicateurs multiples,
Tchad», que 40% des filles de la région du Salamat, dont Mlle A. est originaire, ont été mariées avant l’âge de quinze ans ; qu’il ressort, en outre, d’une note de la Division de l’information et des recherches (DIDR) de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), intitulée « Tchad : Les mariages forcés » en date du 12 avril 2017, que
« le Tchad a le 3ème taux de prévalence au monde pour les mariages précoces ; que selon les données onusiennes, plus de deux tiers des Tchadiennes ont été mariées avant leur majorité, tandis que 28% des femmes ont été mariées avant l’âge de 15 ans » ; que les principales causes de la prévalence importante des mariages précoces sont les contraintes socioculturelles et religieuses ; que cette même note rapporte que, selon la Ligue Tchadienne des droits de l’homme, en dépit de l’ordonnance présidentielle du 14 mars 2015 portant interdiction du mariage d’enfant et fixant l’âge minimum du mariage à 18 ans, les pesanteurs socioculturelles font que le phénomène persiste ; que ces éléments sont corroborés par divers articles de presse notamment un article de Jeune Afrique en date du 2 août 2016 intitulé « Le Tchad face au défi du mariage précoce », dans lequel il est rapporté par la ministre tchadienne de la Femme, que
« Vingt-huit pour cent des femmes de 15 à 49 ans ont été mariées avant l’âge de 15 ans et 69% des femmes de 20 à 49 ans ont été mariées avant l’âge de 18 ans » […] « Ce taux varie selon les régions et oscille entre 60 et 84% dans les autres régions contre 52% à Ndjamena, la capitale » ; que, s’agissant de la possibilité d’obtenir la protection des autorités tchadiennes en cas de refus d’un mariage arrangé, une note de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada en date du 21 septembre 2015, intitulée « Tchad : information sur le mariage forcé au Tchad, particulièrement sur la possibilité pour une femme éduquée de fuir un mariage forcé et sur la protection mise à sa disposition par les autorités et les organisations non gouvernementales ; information sur la possibilité pour une femme éduquée de vivre seule à N’Djamena et Moundou » relève que « les autorités ne s'impliquent pas […] pour aider une fille à fuir un mariage forcé. La loi moderne appliquée au Tchad est contre de tels mariages mais en raison de la primauté de la loi coutumière en pareille situation, les autorités ferment les yeux sur les agissements des parents » […] » ; que, de plus, un article d’Avocats sans Frontière en date du 7 décembre 2015 relève les obstacles en matière d’accès à la justice au Tchad : le faible ratio d’avocats (174 pour 11 millions d’habitants), leur localisation majoritairement à N’Djamena, la méconnaissance de leurs droits par les Tchadiens et la puissance des règles coutumières ; qu’ainsi, il résulte de ce qui précède que Mlle A. craint avec raison, au sens des stipulations précitées de la convention de Genève, d'être persécutée en cas de retour dans son pays en raison de son appartenance au groupe social des femmes et jeunes filles au Tchad qui se sont soustraites à un mariage forcé et dont l’attitude est regardée par la société tchadienne comme transgressive à l’égard des coutumes en vigueur, sans qu’elle puisse bénéficier d’une protection effective de la part des autorités tchadiennes ; que, dès lors, elle est fondée à se prévaloir de la qualité de réfugiée ;
D E C I D E :
Article 1er : La décision du directeur général de l’OFPRA du 28 juin 2017 est annulée. Article 2 : La qualité de réfugiée est reconnue à Mlle A.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à Mlle A. et au directeur général de l’OFPRA.
Délibéré après l'audience du 12 janvier 2018 à laquelle siégeaient :
M. Samson, président ;
M. Laval, personnalité nommée par le haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés ;
Mme Maréchau-Mendoza, personnalité nommée par le vice-président du Conseil d’Etat.
Lu en audience publique le 2 février 2018.
Le président : N. Samson | La cheffe de chambre : M-P. Lanore |
La République mande et ordonne au ministre d’Etat, ministre de l'intérieur en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l’exécution de la présente décision.
Si vous estimez devoir vous pourvoir en cassation contre cette décision, votre pourvoi devra être présenté par le ministère d’un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de Cassation dans un délai de deux mois, devant le Conseil d'Etat. Le délai ci-dessus mentionné est augmenté d'un mois, pour les personnes qui demeurent en Guadeloupe, en Guyane, à la Martinique, à La Réunion, à Saint- Barthélemy, à Saint-Martin, à Mayotte, à Saint-Pierre-et-Miquelon, en Polynésie française, dans les îles Wallis et Futuna, en Nouvelle-Calédonie et dans les Terres australes et antarctiques françaises et de deux mois pour les personnes qui demeurent à l'étranger.
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